Consumidor Final - Francés



Pedro Mairal, Consumidor final, Buenos Aires, Bajo la luna nueva, 2003.

Traduit de l’espagnol (argentin) par Julia Azaretto.
*


Quand la langue éclipse

Quand la langue éclipse ce présent,
quand elle recouvre les choses
d’une couleur grisâtre et nominale
il y a un acide au fond de l´expérience fraîche,
parce que c´est ici et maintenant mais dans le verbe rance,
dans la structure funèbre de la parole.

La fronde de l´été l´air inédit
traversent le vieux poumon occidental.
La vie inaugurée,
le soleil contemporain toujours vus
avec le lunette fixe, mortel, judéochrétien ;
ou le devenir adamique, les mouches,
tout captif dans ce latin érodé.
Le colibri rapide entravé
par cette carriole coloniale
qui roule lentement dans ses voyelles,
cette sieste syntaxique dans la poussière de l´air castillan.

La fatigue de la philologie
effraye l´innocence de cette lumière,
rend graves les objets, impose
l´héritage des mains sur le toucher,
l´échafaudage héllenique aux vents,
force le sang à marcher dans son adjectif,
la nuit à s´éclater en accord
avec sa cosmogonie.

En tombant comme une paupière, l´empire
tombe dans la voix, maintenant, pendant que je dis
le sable de la pierre de mon prénom.


*



Supermarket Spring


elle dort profonde, enceinte
liée aux cycles naturels
aux astres de la naissance éternelle
tourne dans la lumière nocturne de la fertilité
flotte dans le monde, etc.
moi, je ne peux pas dormir si planetairement
si cyclique et plein
si placide et rond
si lumineux et beau
moi, je suis l´expulsé
silencieux dans l´ombre artificielle
dans la médiocrité des produits
les impôts sanguins
l´angoisse existentielle des infos
un peu malade sans chien, sans frère
je déambule dans la maison vais aux toilettes
certifie mon insomnie dans le miroir
tourne seul dans le plan des trois grandes pièces
avec terrasse et buanderie
m´assieds dans la pénombre
parmi les petites lumières qui scintillent
messages zéros verts lumières rouges
a.m. stand-by power
une constellation
mes électroménagères étoiles
mon printemps de supermarché
mon enfance d´ascenseur
je grandis pas je meurs pas
j´ai pas de lumière dedans
je vais nulle part
je respire dans le son de la nuit
entouré de conducteurs de taxi fleuristes policiers
marchands vendeurs ambulants
serveurs livreurs pick-pockets
tous les expulsés de l´acidité nocturne
l´avenue vide
la masculinité et ses déserts



*


Coiffeur


Dans la lumière de la glace
on est en train de couper les cheveux à celui que je suis.
Les grands ciseaux qui découpent le jour
effleurent la jugulaire, effleurent la nuque
avec le froid métallique d´une arme ;
et celui que je suis me regarde parce qu´il sait,
parce qu´il a le cœur à l’envers.
La voix du présentateur
annonce une attaque dangereuse,
le coiffeur regarde l´écran,
(son équipe est en train de perdre)
il me pose une question,
je me regarde dire que je n´aime pas le foot,
je regarde comment poussent mes oreilles
et dans l´humour glacial, la fente des ciseaux
murmure à mon oreille.


*


Le papillon


Dans le linge étendu, dans les ronces,
derrière le hangar et la sieste
vole un papillon de sang.
A pic les cigales
écroulent tout le soleil dans un sceau.
Seul le papillon
échappe au monotone qui tombe.
Dans la chaleur renversée
seul son éclat flotte.
Un battement posé sur une herbe,
les ailes allumées dans l´air,
autour de l´humilité des poules,
très haut dans l´été,
très bas dans l´étendue de la couleuvre,
la braise de ses seulement ailes
environne les chemises.
Avec légèreté de souffle
vole le papillon dans la fatigue,
vole avec sa couleur de sang qui allège
le sommeil des draps mouillés.
Tout tombe dans la sieste.
Sauf le papillon.


*


La faune embaumée


cela est-il un poème?
être dans le noir sans dormir
peut être un poème?
s´il n´y a rien
peut-il y avoir un poème?
si je dis que je respire dans ce cube noir,
n´est-ce pas déjà quelque chose? n´est-ce pas trop?
en réalité n´est-ce pas beaucoup plus que cela?
je cherche un silence immobile entre des murs
un seul mot de pénombre
n´importe lequel sauf nuit
parce que nuit n´est permise
qu´aux poètes cosmiques
moi, je pense à cette extinction du verbe
la bouche aveugle dans l´ombre de ce mercredi
je fus – je voulus être – poète naturel, poète cosmique
mais je suis un poète d´immeuble
poète d´ascenseur
et je ne veux pas dormir
je veux être couché sans lumière sur les mots
par exemple :
où sont les mains
de cette question?
à quoi ressemble un poème dans un appartement dans le noir?
moi, qui appelais mulâtre, jument d´encre la nuit
où vais-je aller?
que vais-je faire avec ma faune embaumée
à deux heures moins le quart sans image
à tâtons par le verbe de l’étage six sans sommeil?
je vends ou je loue ma fidèle cosmogonie,
échange système solaire
contre deux mots certains
qui réussissent à dire toute mon ombre.


*


D´un geste ancien

Dans la vapeur de la salle de bains elle se dessine
nue et lumineuse.
Ceremonieusement,
elle ouvre une serviette bleu, se penche
d´une révérence au dieu
de toute sa beauté.
Les cheveux en chute vers le devant.
Elle amène douce la serviette jusqu´à la nuque,
s´enveloppe la tête,
d´un geste ancien
elle tord avec adresse le boa de coton,
l´enroule en spirale
et sans même savoir qu´elle a prié
se redresse si belle au turban
et ce seul geste éclaire la vie quotidienne.


*


Photographie 

Où donc est la femme qui sur cette photo
rit à la vie qui brille dans son sourire
à cause d’un mot que je lui avais dit alors
dans la lumière de midi,
sous les lilas de Perse qui filtraient
sur la table le soleil de mai,
éclairant le pain, un verre et un couteau
quand au loin des barques somnolent
sur une plage modeste parsemée de joncs et de saules
et quand des pêcheurs minuscules
se rapprochent sans bouger de ses cheveux
offerts au vent,
flottant sur le pull bleu qui enveloppe
ses bras croisés et ses épaules secouées de rire ?


*


Questions à Piazzolla 

Comment dire, Piazzolla, la bruine,
l’amère solitude des passants,
l’ombre et le déclin de l’hiver,
les gens qui fouillent dans les poubelles
sous la lune avenue Callao ?
comment dire ces choses-là en musique ?
le violon dans la boue,
le sombre violon mouillé par le feuillage,
le poème des poèmes
que je ne peux écrire ces derniers jours,
cette rue où loge le sang du souvenir.
Comment soulever dans la vibration d’un accord
le poids de six heures passées,
la fugue des gens qui rentrent à la maison ?
Comment dire que la marée monte
à force de ne pas écrire, qu’elles sont mauvaises
les photos de la fatigue ?
Le livre de ton bandonéon s’ouvre lentement
et se referme
sans me répondre.


*


Une pêche

Mordre l’été,
mordre le soleil entier
pour 1,80 le kilo.
Cette pêche, qui vient d’arriver à la maison
fut à peine le rêve d’un arbre caché
encouragée par l’engrais,
fut fleur et fruit vert
protégée des épidémies et des gelées
seulement par cinq pesticides,
grossie par des pluies et l’arrosage goutte à goutte,
récoltée par Pablo Luis Ojeda
originaire de Río Negro,
corps endolori qui chaque soir
s’écroule sur un matelas de mousse.
Chargée dans un camion roulant sous le ciel
cette pêche mûrit grâce au voyage,
elle arriva au marché,
traversa les mafias,
se retrouva dans une chambre froide
qui fixa sa couleur
et l’immobilisa durant quatre mois
près de San Cristóbal
en attendant que les Supermarchés Disco l’achètent,
et la livrent à la succursale 14
rayon fruits libre-service
où je l’ai choisie, mise dans le sac, fait peser
jetée dans le caddie
à côté du pain Fargo, du poulet,
près du Skip Intelligent et du fromage,
je l’ai poussée jusqu’à la caisse, où on a lu
son code-barres,
je l’ai payée, et l’ai mise dans un autre sac en plastique,
je l’ai ramenée chez moi à pied
traversant l’avenue,
longeant l’hôpital,
parmi les aveugles, les clochards, les policiers,
je l’ai montée par l’ascenseur
et sans heurts elle est arrivée au plan de travail.
Je l’ai alors libérée des deux sacs,
sous le robinet, j’ai enlevé le pesticide,
la fatigue du camion, la fumée,
la nuit endolorie de Pablo Luis Ojeda,
l’étiquette de la marque
et je l’ai mordue avec l’envie de la tuer,
je l’ai assassinée à coups de mâchoires et langue
et malgré la chimie, la distance morte,
malgré la longue chaîne d’intermédiaires
je me suis retrouvé au fond de son rêve ambré
dans cette fleur première qui parfumait le vent.


*

Aurorita, vélo d'autrefois 


En hiver, avenue Juan B. Justo,
le vieux pédale sur l’Aurorita
rose de la petite.
Maillot sous deux couches de pulls,
la veste au Shopping Abasto est bien trop chère,
la mobylette allemande est bien trop chère,
le vélo japonais à six vitesses
aussi et les sous
c’est pas pour prendre le bus
c’est pour la soupe et à sa destination
faut quand même y arriver.
Si à pied c’est trop loin
y a le vélo rose de la petite.
Les roues minuscules viennent de ressusciter.
Après vingt ans de cave,
le vélo ressort aux vents d’une autre époque.
Plus de promenades dans le quartier,
plus de chocolats le dimanche,
voilà le jouet reconverti en traction animale,
seconde vie utile de transport,
bicycle recyclé de bonne heure,
aurore d’autrefois,
l’enfance s’est bien désenchantée,
la petite fait madame pipi à Miami
et le père, l’immigré,
chauve et retraité,
juché sur Aurorita,
s’éloigne en pédalant.


*


Argentin

Argentin, tu es né dans une file d’attente,
né tributaire et déduit
par de grands hommes, fantômes de billets,
né non transférable, mortel et semblable,
fidèle contribuable de l’État,
c’est la banque qui a régulé ton cœur
administré ton sang et tes battements,
taxé tes transfusions
tout en t’accordant le bénéfice
de respirer sans frais l’air de la patrie,
tu as grandi en faisant les démarches
pour être enfin chez toi personne physique,
on t’a tatoué ton numéro d’identification fiscale,
tu as avancé un peu à la merci
de tous les gouvernements,
sans assurance, en toussant, mal élevé,
tu as mûri vers la tva et les profits,
mais ce n’était pas encore ton tour
quand une fille t’a demandé : tu me gardes ma place ?
et tu es tombé amoureux d’elle, de son absence,
et les années sont passées dans la file d’attente,
les plans nationaux ont saisi
la moitié de ton rein gauche
pour une grillade au Sénat,
les enfants des classes dirigeantes
ont vidé ton frigo,
avalé tes cotisations et éructé
des discours retransmis en boucle,
toi, toujours dans la file,
d’une monnaie à l’autre, plus fatigué,
vieillissant, cerné par deux flics à cheval,
surveillé, filmé, menacé,
sans perdre ta place, tu as vu au loin
des poussahs jouer tes économies,
la sueur de ton front
a servi à nettoyer le pare-brise
de cinq députés,
la mer des espoirs dolents de ta mère
est partie dans le tout-à-l’égout de l’Assemblée,
toujours dans la file, de plus en plus écrasé
sous le poids du pays,
sous le soleil de la crise, canne à la main,
pillé jusqu’aux miettes de tes poches,
attendant deux cent trente pesos
pour acheter ton pain, tes pâtes,
ta soupe et tes solitudes,
et quand un matin tu t’es enfin retrouvé au guichet,
à coups de tampon noir sur ton livret
on t’a annoncé :
on paye plus de retraites aujourd’hui,
peu à peu tu t’es effondré, défaillant,
sans assurance-mort,
sans porter la date sur le formulaire
de ton décès
sans biens saisissables, quel imprudent,
après toute cette vie debout, débouté
tu ressemblais à un tas de vêtements
jeté par terre,
les journaux t’ont imprimé
un titre perdu et retrouvé
tu ne faisais pas la une :
un vieux retraité meurt dans une file d’attente.


*


Consummateur final


au supermarché, la caissière
en uniforme rouge me demande
« c’est vous le dernier ? »
je réponds : « oui »
et pense... c’est bien moi,
le dernier consommateur,
le dernier maillon de la chaîne,
carnivore final dévalué,
le dernier témoin de l’hécatombe finale,
celui qui mange les autres,
qui a mangé les restes,
qui porte dans son caddie
des mammifères dépecés en barquettes
morceaux gelés sous plastique,
tubercules, pamplemousses, raisins,
lait des trayeuses automatiques,
bouteilles d’eau cristalline,
sacs en plastique à remplir
et remplir et remplir.
remplir de quoi ?
consommateur de quoi ?
final ? en quoi ?
qu’est-ce qui se termine en moi ?
consommateur terminal ?
moi, le grand consommateur,
serais-je en train de mourir ?
ou bien est-ce la fin de tout ?
consumé, final,
brisé, anéanti,
vidé, déclassé,
enfin le dénouement,
consommé,
consumé,
estomac final,
la dernière faim,
celui qui digère les autres,
mâcheur final,
dévorateur final,
omnivore final,
prédateur,
le dernier animal,
final, comme le tigre ?
le consommateur en voie d’extinction ?
le meilleur assassin ?
avec notre caddie où allons-nous ?
vers quel horizon avançons-nous
en poussant notre caddie ?
nous le poussons vers le déclin,
vers la fin, ô consommateurs finaux,
la nuit tombe sur le monde et nous poussons
les caddies des supermarchés clinquants
dans des ruelles bordées de gondoles infinies,
des kilomètres de gondoles, des quartiers de gondoles,
des banlieues de gondoles,
des pays, sous le ciel bleu cobalt,
un horizon de gondoles, les derniers,
nous, consommateurs finaux,
en voie d’extinction,
nous entrons, entrons dans la consumation,
choisissons des articles machinalement,
soupes quick, nouilles saint-vincent,
mousse à raser, rasoir pour peau douce,
adieu monde cruel et fluo,
adieu gondoles chéries,
adieu laitages et charcuterie,
comparaison des prix,
échantillons, nous nous en allons,
vers le désert nous poussons nos caddies à ras bord,
vers les décharges de la pampa,
vers les derniers îlots de gondoles,
en versant de grosses larmes acides,
vers l’oubli obscur et, une bonne fois pour toutes,
vers la fin, vers le vent de la nuit,
consommateurs finaux,
finaux, jusqu’à la fin.





[VERSIÓN EN ESPAÑOL]